Le sabotage de l'orgue
1er juin 1944

 


Les protagonistes : Le Docteur Guillaume Germès, l'abbé Duthil et Gabriel Redonnet.

Guillaume Germès, docteur en médecine, est né à Mayrègne, petit village de la vallée d'Oueil,
à quelques kilomètres de Luchon, le 9 juin 1876.
Il est élu maire de Bagnères-de-Luchon en 1919, à l'âge de 43 ans, puis sera réélu à chaque élection municipale.

Il sera également élu conseiller général.

Il décède au soir du 28 mai 1944 à Luchon, à l'âge de 68 ans,
dans sa cinquième mandature et sa 25 ème année de magistrature.

Ses obsèques ont lieu en grandes pompes le jeudi 1er Juin dans l'église paroissiale de Luchon.
Les grandes orgues ne sont pas tenues par leur titulaire, Gabriel Redonnet, mais par l'abbé Duthil.

L'abbé Duthil, curé de Cassagnabère, était très renommé dans toute la région
pour ses talents d'organiste et de compositeur.

Gabriel Redonnet, organiste et chantre, est né à Luchon le 6 janvier 1876 et y est décédé le 20 novembre 1958.
En 1944 il avait 68 ans.


 

 

 


Luchon, 2 juin 1944.

 

Monsieur le Doyen,

Vous m'avez prévenu que vous supprimiez le service de l'orgue à partir de ce soir, 2 juin.
De ce fait vous supprimez ma charge d'organiste.
Mon engagement part d'octobre et est à l'année. Il reste donc à me payer 2 trimestres avril-juin et juillet-septembre,
soit 2.400 francs et le casuel d'avril à juin.
Je ne saurais me charger de ma fonction en accompagnant à l'harmonium, même aux conditions passées,
vu l'état de cet instrument et de ma situation physique actuelle.
Ma fonction de chantre étant liée à celle d'organiste, je la cesse en même temps et dès aujourd'hui, je reprends ma liberté.
Veuillez agréer, Monsieur le Doyen, l'expression de mes respectueuses salutations.

G. Redonnet

71 avenue de la Gare. Luchon

 

 

 


Séance extraordinaire du Conseil Paroissial

Le Dimanche 4 juin 1944, le Conseil paroissial s'est réuni au presbytère à 18h15 en séance extraordinaire.
Etaient présents : MM. J. Miffre, Castaing, Chaudet et Lordat curé.
Absents : M. Delas et M. Boy, à Toulouse en cette période.

M. le Curé a cru de son devoir de réunir le Conseil paroissial pour délibérer sur les conséquences de l'acte de malveillance dont l'orgue
de l'église paroissiale a été l'objet le jeudi 1er Juin à l'occasion des obsèques de Monsieur le docteur Germès, et dont il est fait le bref résumé suivant.

L'orgue avait servi aux répétitions des chants les 30 et 31 mai sans donner trace ni de fatigue ni surtout d'avarie.
Le jeudi 1er juin à 9h40 Monsieur l'abbé Duthil qui devait le tenir pour la messe des obsèques, monta à la tribune, désireux surtout
de constater certaines modifications récentes apportées à l'instrument. Il vérifia l'ensemble des jeux et le pédalier et se déclara fort satisfait,
malgré le cornement intermittent d'une seule note : le La, auquel cornement il remédia sur le champ.
Il quitta la tribune à 9h50 pour assister à la levée du corps de M. le docteur Germès.
Lorsque, à 10h10 ou 10h15 au plus tard, il regagna l'orgue, il constata d'abord avec un certain étonnement que le courant électrique avait été rétabli
et ensuite, en ouvrant les registres, que "l'orgue cornait de toutes parts". Impossible d'en faire usage.
" C'est un vrai sabotage" dit-il à M. le Curé,  " le mot est grave"  lui dit ce dernier, "réfléchissez, croyez-vous devoir le maintenir ?".
" Je le maintiens et avec force" reprit M. l'abbé Duthil.

Le silence de l'orgue, à une telle cérémonie, a fait scandale à Luchon.

Des mesures immédiates s'imposaient.
M. le Curé a prévenu M. Redonnet, organiste, que l'orgue ne pourrait être repris qu'après réparation et aussi enquête sur cet acte de sabotage.
Un laps de temps assez considérable étant à prévoir, étant donné les circonstances de guerre, il a demandé à M. Redonnet s'il acceptait
de continuer ses services avec l'harmonium de la tribune, seulement.

Par lettre, ci-incluse, du 2 juin, M. Redonnet "liant sa fonction de chantre à celle d'organiste" cesse ses services dès ce même jour.

Et M. le Curé invite le Conseil paroissial à délibérer sur cette pénible situation.

A l'unanimité, le Conseil paroissial accepte la démission de Monsieur Redonnet,
et renonce à toute enquête par esprit de charité étant donné les circonstances graves qui pourraient en résulter si on découvrait l'auteur de ce sabotage.

Et les membres du Conseil paroissial ont signé :

Castaing  Miffre  Chaudet  Lordat

 


Paroisse de Bagnères-de-Luchon

A

Monsieur Redonnet
71 Avenue de la Gare
E. V.

 

Monsieur,

Le conseil paroissial réuni en séance extraordinaire le dimanche 4 juin pour délibérer sur le sabotage de l'orgue accompli le jeudi 1er juin
et sur la démission que vous avez donnée à Monsieur le Curé de vos fonctions d'organiste et de chantre par lettre du 2 juin 1944
a l'honneur de vous dire qu'il accepte votre démission et que s'il vous paie votre traitement intégralement jusqu'à fin septembre,
il le fait non en rigueur de justice mais par pure condescendance.

Agréez Monsieur nos salutations.

Ainsi délibéré le 4.6.44 Les membres du Conseil paroissial.

 

Signé : F. Lordat, curé-doyen  et  J. Miffre

 

 

 


Paroisse de Bagnères-de-Luchon                       A    Monsieur Redonnet,
                                                                                       organiste et chantre.

Note

I) Casuel du 3 avril au 1er juin.............................170

II) Traitement
1) d'organiste 2e et 3e trimestre 1944.............. 2.400
2) de chantre pour le 2e et 3e trimestre 1944.......250

                                                                        Total :   2.820

Pour acquit : Luchon 5-VI-44
signé : G. Redonnet

 

 

 

 

 

 


Note manuscrite insérée dans le registre des délibérations du Conseil de Fabrique
entre les années 1958 et 1959, sans aucun commentaire.

Arrivé à ma 82e année, je comprends que l'heure de mon départ ne peut tarder.
Je veux une dernière fois remercier le Bon Dieu de m'avoir retiré du monde et choisi comme ouvrier.
J'espère qu'il aura été content de ma bonne volonté, et que bientôt il me recevra auprès de Lui.
Je demande pardon à tous ceux à qui j'aurais pu déplaire, et je pardonne volontiers à ceux qui ont créé des obstacles dans mon oeuvre apostolique.

Fait à Luchon le 4 Février 1957.
G. Redonnet

Il décèdera le 20 novembre 1958.



 


Sur cette affaire, chacun se fera une opinion en fonction des écrits qui nous sont parvenus.

Dans un premier temps, on notera l'extraordinaire assurance du saboteur.

Ce dernier a agi entre 9h50 et 10h15, soit en moins de vingt-cinq minutes, dans une église et ses alentours qui étaient noirs de monde.

L'escalier qui monte à la tribune est situé dans la tour du midi et donne dans l'entrée Sud de l'église.
Cette dernière devait être traversée par un nombre important de personnes entrant pour venir assister aux obsèques.
Là, quoi de plus normal que d'y croiser l'organiste paroissial et de le voir ouvrir la porte pour monter à la tribune ?

Après avoir emprûnté l'escalier, le saboteur est arrivé sur la tribune. Il était alors visible de toute personne se trouvant dans la nef.
Si la majorité des personnes présentes était tournée vers le choeur, d'autres se retournant pour scruter l'entrée du cerceuil, voyaient la tribune.
Mais à nouveau, quoi de plus normal que d'y apercevoir l'organiste paroissial y déambuler ?

Techniquement, rendre l'orgue inopérant sur tous ses plans sonores, c'est-à-dire le pédalier et les trois claviers, n'était pas très compliqué.
A Luchon, les tuyaux étant répartis sur deux sommiers, celui du Positif et celui du Grand-Corps, il suffisait tout simplement
de retirer un seul ressort de soupape dans chacun des deux sommiers.
Ainsi chaque sommier ayant une soupape ouverte en permanence faute de ressort, le vent passait sans cesse de la laye dans la gravure.
Cela provoquait un cornement (émission permanente d'une note sans appuyer sur une touche) dès que l'on tirait un registre
.
L'abbé Duthil dit bien que  "l'orgue cornait de toutes parts", c'est donc que les deux sommiers avaient été sabotés.
Le saboteur devait connaitre ce moyen simple et efficace et il devait aussi connaitre la disposition des lieux pour agir très rapidement.
L'organiste paroissial connaissait parfaitement son instrument.
Mais le sabotage a-t-il seulement consisté en un retrait de ressorts de soupape (facilement réparable) ou en quelque chose de beaucoup plus grave,
nécessitant l'intervention d'un facteur d'orgue pour la réparation ?
Nous ne le savons pas mais cette deuxième solution semble être à privilégier compte-tenu de ce qu'a écrit le curé Lordat.



Dans un deuxième temps, on remarquera que Gabriel Redonnet ne cherche nullement à trouver une solution avec le curé face à un orgue devenu inutlisable.
Que le curé supprime le service de l'orgue qui ne peut plus fonctionner et en attendant une enquête, est naturel et normal.
Mais la charge d'organiste demeurait car elle pouvait s'exercer avec l'harmonium de la tribune.
Gabriel Redonnet écarte de façon péremptoire ce pis-aller.
Et s'indigne-t-il de ce sabotage qui le prive d'exercer son art ? Nullement !
Il se présente en victime, donne immédiatement sa démission, non seulement d'organiste mais aussi de chantre,
et n'omet pas de préciser le détail des sommes qui lui sont dues.
Aucun organiste, aimant son instrument et son art, et victime d'un tel sabotage, n'aurait agi ainsi.

Le Conseil paroissial ne s'est pas laissé abuser. Lors de sa séance extraordinaire du 4 juin, il s'est sans doute fait les mêmes reflexions.
Des témoignages sur la présence de l'organiste à l'église et surtout à la tribune ont dû être recueillis.
Le refus de toute enquête officielle montre bien que le Conseil connaissait le responsable.

Le contraste entre les formules de politesse résume bien la situation.
Au  "Veuillez agréer, Monsieur le Doyen, l'expression de mes respectueuses salutations." il est séchement répondu : " Agréez Monsieur nos salutations".
qui fait suite à  "... par pure condescendance"   .
Entre le Conseil paroissial et son ancien organiste, ce n'est pas une simple rupture de contrat mais bien un véritable divorce.

 

Voici le témoignage de Christian de Miègeville, Président de l'association historique luchonnaise  "Luchon d'Antan" :

" Le curé Lordat était un résistant et a travaillé avec les communistes luchonnais.

Mais il n'est pas impossible que les quatre Radicaux-Socialistes - se serait bien dans leur style anticlérical -
(Gabriel ROUY inspecteur honoraire des douanes, François SORS hôtelier, Jacques VERDALLE instituteur et Bertrand REDONNET, dit Poulou, des cars de tourisme)
conseillers municipaux d'opposition à Germès, qui furent "démissionnés d'office" par Germès avec l'aval de Pétain en 1940, y soient pour quelque chose.
Un début de revanche avant le 20 août 1944, jour où les Allemands quittèrent Luchon,
et où la Résistance fit descendre les marches de la Mairie quatre à quatre à l'équipe Germès dirigée depuis peu par Rémy Comet ?

Le Conseil Paroissial considéra que le responsable du sabotage était Gabriel Redonnet, surnommé Jean de Pipo,
lequel avait agi par dépit de se voir retirer l'honneur de jouer pour un événement aussi important.

A la suite la démission de Gabriel Redonnet, c'est Madame Gauran qui tiendra l'orgue pour les offices ".

 

 

Entre sa démission en juin 1944 et son décès en novembre 1958, soit pendant 14 années,
Gabriel Redonnet, souhaitant peut-être se "racheter", se consacrera à une oeuvre apostolique dont nous n'avons pas le détail.
Ce "rachat", sans doute jugé sincère, explique pourquoi sa note manuscrite a été insérée dans le registre des délibérations de la paroisse.
Mais le fait qu'elle ne soit accompagnée d'aucun commentaire montre que rien n'avait été oublié.

 

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